Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
découvertes littéraires et musicales de jipé oméga
18 février 2015

LES DOUZE TRIBUS D'HATTIE (The twelve tribes of hattie) d'Ayana Mathis

 

            Le premier roman de la jeune américaine Ayana Mathis, publié en décembre 2012 aux USA et en avril 2014 dans sa traduction française, raconte la vie des douze enfants et petits enfants du personnage qui donne son nom au livre. Chaque chapitre est consacré à un ou deux d'entre eux, associés à une date :

 

          Chapitre 1 : Philadelphia et Jubilee, 1925. Ce sont des jumeaux, les deux premiers enfants qu'Hattie met au monde, alors qu'elle n'a que dix-sept ans. Elle les élève seule : à la mort de son mari, sa mère a quitté sa Géorgie natale pour Philadelphie1, puis est morte à son tour deux ans plus tard (détails largement autobiographiques : voir l'article publié dans Libération joint ci-contre en PDF). Quand ils attrapent une pneumonie, ils meurent en quelques jours. Ayana Mathis commence donc son œuvre sur un ton délibérément poignant : pour Hattie, la tragédie est le début, et non la fin, de la vie.

 

          Chapitre 2 : Floyd, 1948. Né en 1926, Floyd parcourt les USA pour donner des concerts avec sa trompette. C'est pour lui l'occasion de nombreuses aventures amoureuses, avec des filles, mais aussi avec des garçons. Ce chapitre se concentre sur un séjour dans un village de Géorgie, où Floyd trahit un amant qu'on a chassé du club où il jouait. Dans les dernières lignes, il est comparé à Judas parce qu'il voudrait se pendre, mais c'est plutôt à Saint Pierre qu'il fait penser, puisqu'il renie trois fois son attachement à Lafayette, le garçon qu'il aime : une fois en le laissant sortir du club sans lui porter secours ; une fois en niant le connaître auprès d'un homme qui le menace avec un tesson de bouteille ; une dernière fois auprès de Darla, sa maîtresse du matin. Le thème de l'homosexualité associé à des références bibliques rappelle qu'Ayana Mathis est une lectrice de James Baldwin (voir le même article cité à propos du chapitre précédent).

 

         Chapitre 3 : Six, 1950. Après la musique, la religion. Six est né en 1935. C'est donc un adolescent qui nous est présenté dans ce chapitre. Comme ses aînés morts en bas âge, Six a connu un drame dans son enfance : il a été grièvement brûlé en tombant dans un bain brûlant. Il en a gardé une santé fragile et des cicatrices qui le démangent encore. Ses camarades de classe le charrient à cause de ses faiblesses. C'est pourquoi il a le réflexe de s'en prendre cruellement à l'autre victime des rieurs, Avery, un garçon encore plus chétif que lui. Au moment où nous faisons sa connaissance, ses parents (Hattie et August, bien entendu) l'ont envoyé en Alabama avec le prêtre pentecôtiste du quartier, le révérend Grist, pour assister à une semaine d'éveil spirituel. Or, Six ne se contente pas de suivre les prêches et les prières : lui-même prêche, et passe pour accomplir un miracle en guérissant une malade sous les yeux de l'assistance. Sa réputation grandit dans les deux sens : les pasteurs, qui y voient une concurrence, le mettent à l'écart, tandis que les fidèles le perçoivent presque comme un saint. Finalement, Six projette de rester en Alabama pour l'amour d'une fille qui l'a fait entrer chez elle sous prétexte de guérir sa mère, une malade tout aussi imaginaire que la première « miraculée ».

Comme les autres chapitres, celui-ci raconte toute la vie de Six, et non seulement l'épisode farcesque de son prêche en Alabama, à l'aide de nombreux retours en arrière. Je choisis de détailler celui-ci parce qu'il est particulièrement intéressant et représentatif :

P.57 à 62 : la première journée d' « éveil spirituel ».

P.62 et 63 : Six envoyé en Alabama pour deux semaines, de manière à échapper à la colère des voisins.

P.63 à 73 : le prêche et le « miracle » de Six.

P.73 et 74 : l'enfance de Six ; qui est Avery.

P.74 à 77 : la soirée de Six avec le révérend Grist.

P.77 à 80 : l'accident de la brûlure ; les deux mois à l'hôpital.

P.80 à 86 : Six découvre la ville ; sa réputation grandit.

P.86 à 89 : la deuxième journée ; Six écarté de l'  « éveil spirituel ».

P.89 à 94 : trois ou quatre jours plus tôt, Six a failli tuer Avery, qui avait insulté sa mère ; décision d'éloigner Six, en compagnie du révérend Grist, pour le protéger d'une éventuelle vengeance.

P.89 à 100 : Six, écarté des célébrations, est interpellé par Rose, qui l'attire chez lui sous prétexte de guérir sa mère.

Le passage d'une étape à une autre, le jeu des retours en arrière, puis au présent n'a rien de révolutionnaire, mais se fait toujours d'une façon tellement fluide que le lecteur se rend à peine compte qu'il ne lit jamais un récit linéaire. Par exemple, P.77, l'accident de la brûlure fait suite à une discussion entre Six et Grist sur ce sujet.

 

          Chapitre 4 : Ruthie, 1951. Ce chapitre ne raconte pas l'histoire de l'enfant qui lui donne son nom, qui n'est âgé que de quelques semaines, mais une escapade d'Hattie à Baltimore, avec un amant nommé Lawrence, et qui est le père du bébé. Comme le précédent, il alterne le récit de l'échappée, des retours en arrière sur les raisons de la séparation (August lui-même est infidèle) et des arrêts sur l'appartement des Shepherd sans Hattie. Ces derniers fragments, en particulier, assurent la cohérence du chapitre, qui se termine par le retour de la mère à la maison et une relative réconciliation entre les parents.

Une autre particularité de ce chapitre est de montrer la fratrie Shepherd au complet : tous les enfants sont avec August, même Floyd, et Six, qui ne semble pas être resté en Alabama

.

         Chapitre 5 : Ella, 1954. Encore un chapitre sur un bébé, et encore un drame pour Hattie : malgré ses difficultés avec August, elle vient de mettre au monde un nouvel enfant, mais elle ne parvient pas à assurer sa subsistance. C'est pourquoi elle accepte de le confier à sa sœur Pearl, restée en Géorgie, où elle vit dans l'aisance.

P.154 à 158, Ayana Mathis relate un épisode de la ségrégation dans ce qu'elle a de plus violent. Alors que Pearl et son mari Benny, en route pour Philadelphie, font une halte sur une aire, ils sont interpellés par des hommes qui, sortant d'une voiture, les chassent et leur confisquent leur pique-nique. Le mari est humilié devant sa femme car il sait que ces personnes seraient capables de le pendre s'il n'obtempérait pas à toutes leurs exigences.

A la fin du chapitre, comme au premier, Hattie croit pouvoir garder Ella, d'autant que, pour une fois, elle a le soutien d'August. Mais dans les dernières lignes, elle descend avec un couffin et laisse sa sœur partir avec le bébé.

 

 

     Chapitre 6 : Alice et Billups, 1968. Unbond dans la chronologie nous permet de faire connaissance avec deux jeunes adultes dont les dates de naissance sont peu éloignées, et qui sont liés par un drame de leur enfance. Alice, qui a épousé un médecin, vit dans l'aisance. Elle aide Billups, auquel elle paie, notamment, un appartement. Mais la progression du récit nous fait peu à peu comprendre que la situation est à peu près l'inverse de celle qui nous a été présentée au départ, du point de vue d'Alice. Dans leur enfance, le frère et la sœur allaient passer une heure par semaine chez un certain Thomas. Celui-ci enfermait à chaque fois Alice dans le salon, sous prétexte de lui laisser faire ses devoirs, tandis qu'il violait Billups dans la cuisine. Or, on se rend compte que, devenue adulte, Alice est toujours traumatisée par cette expérience, et voit des Thomas dans chaque homme habillé comme lui : aussi bien le balayeur public que son mari. Ce dernier profite de la situation pour la manipuler : il lui fait avaler des narcotiques chaque soir pour la maintenir dans un état d'impassibilité et l'évincer de toutes les soirées, y compris celle en l'honneur de son propre frère. Thomas, au contraire, a décidé de se libérer de ce traumatisme, en se mariant, en obtenant un travail et en vivant dans un logement dont il paiera lui-même le loyer. Comble d'humiliation pour Alice : la fiancée est sa servante Eudine.

Comme le John Edgar Wideman de Reuben, Ayana Mathis nous dresse un répertoire de tous les malheurs humains. Seul Floyd semble avoir réussi sa vie et accompli ses projets les plus chers : la soirée qu'Alice organise est en son honneur, parce qu'il est devenu un trompettiste célèbre.

Comme on peut le constater, chaque chapitre des Douze tribus d'Hattie est un véritable petit roman à lui seul, en même temps qu'une pièce qui s'intègre parfaitement. dans l'histoire des Shepherd.

 

        Chapitre 7 : Franklin, 1969. Cette fois, la distance entre les deux chapitres n'est plus temporelle, mais spatiale : c'est le premier qui ne se déroule pas aux USA, mais au Viet-Nam, durant la guerre. C'est aussi le premier passage entièrement écrit à la première personne. Franklin s'est engagé dans les marines après un échec amoureux. Le chapitre alterne des paragraphes en italiques et au présent, où Franklin raconte comment son bataillon pose des mines sur des îles viet-namiennes, et d'autres, en caractères standard, où il relate la façon dont Sissy, sa femme, l'a quitté pour un homme plus tranquille.

Il y a quelque chose d'Emile Zola dans l'hérédité dont souffrent les fils d'August, tous plus ou moins portés sur l'alcool et le jeu.

 

          Chapitre 8 : Bell, 1975. Dans le répertoire du malheur humain, la tentation du suicide. Ce chapitre fait écho au quatrième : Bell, avant-dernière fille d'Hattie, rencontre un Lawrence sexagénaire et a une brève aventure avec lui. Les relations entre la mère et la fille sont interrompues plusieurs années, jusqu'à ce que Willie découvre Bell à demi morte sur son lit. C'est le seul chapitre qui se termine par un relatif happy end : Hattie sauve sa fille en la veillant à l'hôpital, puis en la recueillant chez elle.

 

        Chapitre 9 : Cassie, 1980. Deuxième et dernier chapitre écrit à la première personne, après le septième. Cette fois, la voix du narrateur est vraiment troublante, puisqu'il s'agit de celle d'une schizophrène, persuadée que des banshees lui ordonnent de fuir une société qui complote contre elle, que, notamment, Hattie essaie d'empoisonner sa fille Sala. C'est une dernière tragédie : Cassie, après une fugue qui a failli la tuer (elle s'est jetée par la portière d'une voiture en marche) est emmenée à l'hôpital psychiatrique.

 

       Chapitre 10 : Sala, 1980. Ce dernier chapitre qui, contrairement aux parties antérieures, est l'immédiate suite chronologique du précédent, clôt le roman par un relatif apaisement. Sala, la fille de Cassie, vit avec ses grands-parents. Ceux-ci, sans s'être réellement réconciliés, ont abandonné leurs sempiternelles disputes. August s'est même converti au christianisme, et a convaincu Hattie de le suivre chaque semaine à l'église. Cependant, l'héroïne accomplit un dernier exploit, qu'elle nomme plutôt sacrifice (P.311). La supercherie à laquelle Hattie veut soustraire sa petite-fille correspond aux idées de l'auteur, comme le laissent à penser :

        a) Le prêche du pasteur, ridicule et peu convainquant, à cause du tissu de lieux communs qu'il enchaîne, et de sa conclusion pour le moins contradictoire : « Et il la bande. Il blesse. Mais je suis ici pour vous dire que sa main guérit. » On ne peut pas s'empêcher de le comparer à celui qu'on trouve dans la quatrième partie du Bruit et la Fureur de Faulkner, même s'il est bien moins outrancier. Le narrateur nous rappelle un autre pasteur peu compétent : Six, dont on apprend qu'il poursuit ses impostures. (P.310)

        b) L'article cité à propos du premier chapitre.

 

1Comme John-Edgar Wideman, Ayala Hattie a grandi à Philadelphie et en fait le cadre d'une grande partie de son roman.

Publicité
Publicité
Commentaires
découvertes littéraires et musicales de jipé oméga
  • Que savez-vous de la littérature et de la musique du XXIEME siècle, en dehors du peu qu'en révèlent la télévision et les autres médias? Venez partager des découvertes bien différentes de l'idée qu'on se fait habituellement de la culture de notre époque.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité